17 Juin LE BAL DES PHILOSOPHES – HANNAH ARENDT : LE MYSTÈRE DE L’AUTORITÉ
SIX PENSEURS QUI ONT FAIT LE XXe SIÈCLE
Présenté par Martin LEGROS
Piano : Pierre-François BLANCHARD
Six lectures participatives de petits extraits décisifs des grands textes philosophiques du XXe siècle, de NIETZSCHE à SARTRE, accompagnés de musique improvisée. Pour se coltiner en direct et de manière vivante aux grands moments de la philosophie.
Après une courte introduction qui présente le philosophe et l’œuvre du jour, on lit ensemble, ligne à ligne, le texte en essayant d’en comprendre les articulations fondamentales mais aussi les questions qu’il soulève. Tout au long de la séance, Martin Legros incite le public à réagir au texte pour en interroger le sens.
Philosophe et journaliste, Martin Legros est rédacteur en chef de Philosophie magazine et de Philomag.com. Il est l’auteur de Pantopie (Le Pommier), entretiens avec Michel Serres et de Que faire ? Dialogue entre Alain Badiou et Marcel Gauchet (Philosophie magazine Editions), il dirige la collection 20 Penseurs (Philosophie magazine Editeur).
Hannah Arendt : Le mystère de l’autorité
Dans « Qu’est-ce que l’autorité ? », publié en 1958 dans le volume La Crise de la culture, Hannah Arendt prend acte d’une crise de l’autorité « constante, toujours plus large et plus profonde », qui a « accompagné le développement du monde moderne » et d’un « effondrement plus ou moins général de toutes les autorités traditionelles ». C’est à l’aune de cette crise qu’elle invite à resaisir la nature de l’autorité en la distinguant aussi bien de la contrainte par la force que de la persuasion par arguments. A quoi tient l’autorité ? Et quelle place peut-elle encore avoir, de la famille et l’école au monde du travail et de la politique, quand sa figure traditionelle s’est dissoute ? Voilà les questions que nous aborderons dans le fil de ce texte.
Extrait : Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », (trad. Marie-Claude Brossolet et Hélène Pos), in La crise de la culture, Folio-Gallimard, p. 123-162.
Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique. S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments. (La relation autoritaire entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu’ils ont en commun, c’est la hiérarchie elle- même, dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée.)
[…]
Le mot auctoritas dérive du verbe augere, « augmenter », et ce que l’autorité ou ceux qui commandent augmentent constamement : c’est la fondation. Les hommes dotés d’autorité étaient les anciens, le Sénat ou les patres, qui l’avaient obtenue par héritage et par transmission de ceux qui avaient posé les fondations pour toutes les choses à venir, les ancêtres, que les Romains appelaient pour cette raison les maiores. L’autorité des vivants était toujours dérivée, dépendante des auctores imperii Romani conditoresque, selon la formule de Pline, de l’autorité des fondateurs, qui n’étaient plus parmi les vivants. L’autorité, au contraire du pouvoir (potestas), avait ses racines dans le passé, mais ce passé n’était pas moins présent dans la vie réelle de la cité que le pouvoir et la force des vivants.
[…]
La caractéristique la plus frappante de ceux qui sont en autorité est qu’ils n’ont pas de pouvoir. Cum potestas in populo auctoritas in senatu sit, « tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au Sénat ». Parce que l’« autorité », l’augmentation que le Sénat doit ajouter aux décisions politiques, n’est pas le pouvoir, elle nous paraît curieusement insaisissable et intangible, ayant à cet égard une ressemblance frappante avec la branche judiciaire du gouvernement de Montesquieu, dont il disait la puissance « en quelque façon nulle », et qui constitue néanmoins la plus haute autoité dans les gouvernements constitutionnels. Mommsen l’appelait « plus qu’un conseil et moins qu’un ordre, un avis auquel on ne peut passer outre sans dommage » ; cela signifie que « la volonté et les actions du peuple sont, comme celles des enfants, exposées à l’erreur et aux fautes et demandent donc une « augmentation » et une confirmation de la part du conseil des anciens ». Le caractère autoritaire de l’« augmentation » des anciens se trouve dans le fait qu’elle est un simple avis, qui n’a besoin pour se faire entendre ni de prendre la forme d’un ordre, ni de recourir à la contrainte extérieure. »
[…]
L’autorité reposait sur une fondation dans le passé qui lui tenait lieu de constante pierre angulaire, donnait au monde la permanence et le caractère durable dont les êtres humains ont besoin précisément parce qu’ils sont les mortels – les êtres les plus fragiles et les plus futiles que l’on connaisse. Sa perte équivaut à la perte des assises du monde, qui, en effet, depuis lors, a commencé de se déplacer, de changer et de se transformer avec une rapidité sans cesse croissante en passant d’une forme à une autre, comme si nous vivions et luttions avec un univers protéen où n’importe quoi peut à tout moment se transformer en quasiment n’importe quoi. Mais la perte de la permanence et de la solidité du monde – qui, politiquement, est identique à la perte de l’autorité – n’entraîne pas, du moins pas nécessairement, la perte de la capacité humaine de construire, préserver et prendre à cœur un monde qui puisse nous survivre et demeurer un lieu vivable pour ceux qui viennent après nous. »